Etat d'urgence : pourquoi nous souhaitons être surveillés

Pour le magistrat Antoine Garapon, l'état d'urgence instaure une suspicion généralisée. Combien de temps accepterons-nous de sacrifier nos libertés à la peur ?

Par Weronika Zarachowicz

Publié le 20 février 2016 à 10h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h27

«La sécurité est la première des libertés », martèlent le Président et le Premier ministre depuis le mois de novembre, reprenant à leur compte un vieux slogan de la droite. Comment sortir de cette ornière rhétorique ? Réponse d'Antoine Garapon, magistrat et secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice.

« L'agitation politique actuelle dit bien la difficulté que nous éprouvons à mener le débat entre sécurité et liberté. Avec les attentats, celui-ci a changé de nature. Avant, ce que nous appelions l'idéologie sécuritaire portait sur la longueur ou la dureté des peines à propos de faits divers ou de crimes. Aujourd'hui, il ne s'agit pas tant de demander aux institutions politiques – police, justice – d'être plus sévères, que d'empêcher la survenue de nouveaux attentats. C'est complètement nouveau. Désormais, cela ne gêne plus une immense majorité de Français d'être "fliqués", à condition que l'Etat nous protège ; nous souhaitons être surveillés. Droite et gauche se rejoignent autour des mêmes questions : qu'ont fait les services de renseignement ? N'auraient-ils pas pu empêcher les attentats ? Que font-ils pour mieux surveiller la population ?

“La France a changé, y compris le peuple de gauche, lui aussi gagné par la peur.”

Le néo-sécuritarisme actuel n'a plus rien à voir avec l'idéologie sécuritaire, dont on peut situer l'origine à Alain Peyrefitte (ancien ministre de la Justice) et qui a atteint des sommets avec Nicolas Sarkozy. En effet, avec l'état d'urgence et la réforme pénale à venir, on ne reproche plus à des gens ce qu'ils font, mais ce qu'ils sont ou, plus précisément, pourraient devenir. Il s'agit de prévoir les risques, de mesurer le potentiel de dangerosité d'un individu en fonction de ses convictions, avant même qu'il ait agi. Prédire l'avenir, aucune institution ne peut le faire. Mais de véritables défis nous sont posés : que faire de ceux qui reviennent de Syrie ? Que faire d'individus potentiellement dangereux, qui sont de nationalité française ? Grandit aussi l'illusion d'une prévisibilité totale des comportements grâce aux big data, d'un destin "algorithmique" où untel aurait telle propension à se radicaliser...

Le basculement est majeur. Et il laisse la critique en difficulté, parce que la menace est inédite, et nous fait peur. Nous sommes pris entre la nécessité du contrôle pour nous protéger – rôle premier de l'Etat – et la crainte d'une régression terrible : celle de faire peser une présomption de culpabilité sur chacun, alors même que la présomption d'innocence doit être garantie pour tous. Cela nous ramène à quelque chose d'archaïque, à l'image du gitan ou du vagabond au XIXe siècle. Peu importe ce qu'il fait, le vagabond est dangereux, parce qu'il EST vagabond.

La restriction des libertés publiques soulève peu de débats au sein de la population. On peut y voir le signe que la France a changé, y compris le peuple de gauche, lui aussi gagné par la peur. Nous vivons un état d'exception démocratique ratifié par la population.

“Joue enfin un phénomène de servitude volontaire, celui d'un homme démocratique fatigué.”

Nous ne sommes pas les seuls. L'attitude des Français est similaire à celle d'autres peuples attachés à leurs li­bertés. On a observé un phénomène identique chez les Américains. Après le 11-Septembre, ils se sont déclarés majoritairement favorables aux écoutes, même si celles-ci étaient illégales. Parce qu'ils ont peur et qu'ils ne se sentent pas concernés par la privation de libertés – le terroriste, c'est l'autre... Joue enfin un phénomène de servitude volontaire, celui d'un homme démocratique fatigué, qui n'a plus ­envie de se battre pour des principes intouchables, comme il le faisait il y a encore quelques années.

Tout cela est à la fois très nouveau et très ancien. Car cette demande de protection a des racines profondes, plus spécifiques à notre pays. La France reste marquée par la crainte de la division violente, des déchirures qui ont saccadé son histoire – des guerres de Religion à la Révolution et la Terreur, des révolutions qui ont ­secoué le XIXe siècle jusqu'à Vichy et la guerre d'Algérie. Notre pays s'est en outre construit comme un Etat de police, c'est-à-dire non pas par des ­garanties externes au pouvoir – les fameux checks and balances anglo-saxons – mais par une autolimitation du pouvoir par ses serviteurs (dont la meilleure illustration est le Conseil d'Etat). La peur pousse à ne plus supporter les contre-pouvoirs. Mais la France acceptera-t-elle de vivre longtemps encore ce déséquilibre croissant des pouvoirs ? Je n'en suis pas sûr. » 

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