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Déconfinement : des citoyens encadrés, mais pourtant si seuls pour décider

L’urgence sanitaire place les personnels éducatifs et les parents d’enfants scolarisés dans une grande indécision. Franck Fife / AFP

En période d’état d’urgence sanitaire et plus particulièrement lors du processus de déconfinement, les citoyens font face à une situation très particulière, voire même inédite.

Ils se retrouvent positionnés au centre d’une avalanche d’informations techniques, administratives et scientifiques, parfois contradictoires, jamais vraiment stabilisées, et sur la base desquelles on leur demande de faire des choix de subsistance essentiels.

Il s’agit pour eux de décider, parfois en urgence, sur des questions simples, mais qu’ils n’ont pas l’habitude de se poser en temps « normal ».

Dès lors, face à cette difficulté qui apparaît dans l’ombre d’une crise écologique plus globale, de nouvelles formes d’organisation et coalition, autonomes et démocratiques émergent. Celles-ci accompagnent la prise de décision des citoyens en permettant des stratégies de co-enquête et délibération basées en grande partie sur le partage d’expériences professionnelles et personnelles vécues par la communauté.

À quel argument d’autorité se vouer ?

Actuellement, chacune des questions simples que nous nous posons (dois-je retourner sur mon lieu de travail ? dois-je prendre les transports en commun ? dois-je remettre mon enfant à l’école ?) se trouve en partie encadrée par des dispositifs gouvernementaux. Mais la particularité du moment réside dans la mise en place de « protocoles » descendants et « en même temps » une décentralisation de la responsabilité « volontaire » sur des niveaux de décision individuels.

C’est ce qui se passe notamment dans plusieurs secteurs : un enseignant de primaire, ou une directrice d’école, doit, tant bien que mal, décider de son protocole précis de retour au travail, un salarié doit, sur la base du volontariat décider s’il envoie son enfant à l’école, un élu du comité social et économique (CSE) doit donner son avis sur le protocole de retour dans les locaux de son employeur…

Comment décider dans ce cadre-là ? Comment choisir entre prise de risque sanitaire et impératifs réglementaires ou économiques ? Par quel processus un individu pourrait rejoindre tel ou tel champ de savoir afin de stabiliser ses décisions ?

Dans le cadre actuel, le salarié fait face à trois options.

La première consiste à s’inscrire dans un schéma de « hiérarchisation des savoirs externes », schéma qui, à défaut, sera certainement le plus communément pratiqué dans les formes traditionnelles des entreprises aujourd’hui.

En suivant ce mode de décision, un salarié averse au risque de chômage et de sanctions aura tendance à privilégier simplement ce que dit son patron ou manager. D’autant plus quand celui-ci appuie sa démarche sur un déconfinement général décidé par un gouvernement.

Affiche détaillant les gestes barrières au sein d’une école primaire à Paris le 14 mai dernier. Franck Fife/AFP

À l’inverse, un salarié totalement averse au risque sanitaire, s’alignera sur les savoirs scientifiques ou sur les mesures les plus protectrices pour faire porter une voix différente au sein de l’entreprise.

Dans le cas d’une indétermination plus forte, le salarié aura tendance à se plier à une norme sociale de proximité : « je ferai comme la majorité de mes collègues ou de mes proches. »

La première option offre l’avantage de la facilité (on vient se reposer sur des consignes externes, sans avoir vraiment à faire des arbitrages propres), mais renferme un certain nombre de risques, comme celui de participer à une résurgence potentielle de la pandémie.

La seconde consiste à se replier sur des protocoles d’autonomisation totale de la décision, ce qui revient à assumer pleinement de porter la responsabilité de sa décision de ne pas céder au déconfinement, isolément des arguments d’autorité externes.

Dans cette hypothèse, deux sous-scénarios sont possibles. Dans le premier, le salarié cherchera à revenir au travail pour des raisons qui lui incombent : il considérera que les risques sont moins importants, que le confinement a permis d’écarter le plus gros des risques sanitaires, et que le rapport risque/bénéfice vaut la peine d’être tenté.

Ici nous sommes proches d’une situation de « passager clandestin » : son évaluation du rapport risque/bénéfice n’est valable que dans la mesure où une partie de la population n’agit pas comme lui.

Dans le second, le salarié mobilisera toutes les ressources disponibles pour se mettre en retrait d’une décision collective trop générale, trop risquée ou ambivalente. L’avantage d’un tel mode de décision c’est qu’il repose sur un choix individuel, il ne s’impose pas à priori. Dans ce second cas, nous avons affaire à ce qu’on pourrait appeler un comportement de « passager déclaré ».

Alors que le passager clandestin cherche à bénéficier de la plus-value d’une situation sans en payer les frais, le passager déclaré annonce son retrait pour ne pas participer à une décision collective potentiellement génératrice de risques sanitaires. Le désavantage est que dans ce second cas, l’individu se retrouve isolé et paie, à grands frais, sa mise à l’écart des institutions sociales du travail, des milieux éducatifs, des biens communs, etc.

L’expérience comme source de savoir

Une troisième option consiste à faire émerger des modes de décisions communautaires microdémocratiques et adaptés à des situations d’urgence proches de ce que le sociologue Michel Callon et la sociologie des sciences et techniques appelaient des « forums hybrides ».

C’est ce qui se passe aujourd’hui dans certains groupes sur les réseaux sociaux où des individus isolés vont trouver refuge dans des communautés d’échange et de positionnement stratégique pour se co-former et consolider ensemble une position autonome, à l’image des collectifs de parents d’élèves et professeurs qui se sont constitués sur Facebook autour du refus d’un retour de leurs enfants à l’école à partir du 11 mai.

Ces « communs » spontanés formés en réaction au Covid-19 nous rappellent la théorie du positionnement, qui considère l’expérience des minorités comme une source de savoir à partir de laquelle il devient possible de transformer la sphère publique (ce que la philosophie pragmatique appelle le “making things public”) dont elles sont exclues.

Dans ces communautés, des savoirs scientifiques, techniques, mais aussi militants vont côtoyer des récits d’expériences au travail très concrètes, par exemple les groupes Makers contre le Covid sur Facebook.

Certains groupes, comme des collectifs de personnes atteintes par la maladie, vont jusqu’à remettre en question les termes ou les paramètres de décision en vigueur. Par exemple, pour eux, il n’y a pas à symétriser l’économie d’un côté et la santé de l’autre comme si les deux se valaient. D’ailleurs le Covid-19 a révélé à quel point il est difficile de séparer le virus, ses qualifications, son mode d’existence scientifique, de nos expériences de santé, de nos formes d’organisation sociale ou de travail.

Décider dans le « monde d’après »

Pour beaucoup, les cartes ont été radicalement rebattues ; le confinement les ayant conduits à réévaluer ce à quoi ils tiennent (et notamment la valeur qu’ils accordent au travail), à identifier ce qui fait tenir leur subsistance, mais aussi à révéler ce qui les oblige et les contraint dans leur autonomie sanitaire.

Ainsi, ce n’est pas parce que la situation sanitaire est globale, urgente et complexe que son caractère public ne réside que dans l’érection de normes de gouvernance (certes publiques au sens administratif du terme) descendantes et administratives.

En effet, l’hétérogénéité des profils immunitaires, l’immunité incertaine, la cyclicité de la pandémie, l’incertitude sur les modes de transmission, bref la nature précise de l’épidémie fait que même un gouvernement ne peut prétendre avoir le monopole d’une gestion collective.

Le vécu de cette crise montre que les situations sanitaires critiques caractéristiques de l’Anthropocène selon certains (c’est-à-dire l’ère géologique actuelle qui se caractérise par des signes visibles de l’influence de l’être humain sur son environnement), renouvellent ainsi frontalement la question démocratique dans les organisations.

Les décisions politiques de ces dernières semaines envisagent le déconfinement comme reposant essentiellement sur les deux premiers modes de décision alors que l’urgence épidémiologique, mais plus globalement écologique, car c’est de cela qu’il s’agit, nécessitent la fabrication d’espaces communs délibératifs de co-information, co-enquête et de co-formation.


Cette contribution est tirée de l’article « Le Covid-19 ouvre la voie de nouvelles formes d’organisation autonomes et démocratiques face à l’urgence écologique » publié sur le site Academia.edu.

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