Tribune 

Ralentir, disent-ils. Que pouvons-nous apprendre de cette rupture historique ?

Laurent Vidal

Historien

La pandémie contraint nos civilisations à lever le pied, en contradiction avec ce qu’elles font depuis six siècles, décrypte l’historien Laurent Vidal. Une rupture porteuse d’enseignements.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

Nul ne sait si la pandémie de Covid-19 marquera l’avènement d’une nouvelle époque, mais elle signe sans doute la fin d’une ère : celle que l’historien Laurent Vidal nomme la « chronométrisation » de notre temps. De fait, même si une partie de la population (soignants, chercheurs) est appelée à travailler plus que jamais dans l’urgence, l’homo occidentalus se retrouve confiné depuis dix jours et donc livré à un temps nouveau, en rupture avec les injonctions de la modernité.

Que pouvons-nous apprendre de cette révolution ? Nous avons posé la question à Laurent Vidal, auteur d’un attachant ouvrage, « les Hommes lents. Résister à la modernité » (Flammarion, 2020). Il nous a adressé un texte en réponse.

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« Et voici qu’un virus, déferlant à l’échelle d’une planète globalisée, impose à nos sociétés un changement brutal de rythme, ouvrant sur un temps inouï : celui du grand ralentissement. Pour comprendre la singularité de ce moment, il faut revenir quelques siècles en arrière, lorsque s’ouvre le « temps du monde », selon la belle formule de Fernand Braudel. Les premiers traités de commerce, publiés au XIVe siècle en Italie, précisent en effet que, pour être porteurs d’enrichissement, les échanges au long cours doivent être réalisés avec promptitude.

Guerre à la lenteur

Née à la confluence de discours chrétien et économique pour la mise au travail des sociétés, cette valorisation de la promptitudo va configurer la trame rythmique des temps modernes. Elle va même servir de référence à la construction du modèle de l’homme moderne et civilisé, présenté comme efficace et prompt.

Le ralentissement d’aujourd’hui met justement en lumière tout ce que la modernité avait voué aux gémonies, menant depuis toujours une véritable guerre à la lenteur et aux lents. Après les moines ocieux (oisifs), pointés du doigt à la fin du Moyen Age pour céder au démon de midi, ce sont ensuite les Amérindiens qui sont qualifiés de paresseux, tant leur rapport au travail interroge des découvreurs et colonisateurs imprégnés de morale chrétienne.

Or, la paresse est un péché capital : associée, dans les traités de théologie, à la lenteur et au non-travail, elle prend place dans un triangle imaginaire qui permet de discriminer comme lents tous ceux qui ne s’insèrent pas dans le modèle, voulu supérieur et universel, de l’homme moderne.

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Faut-il s’en étonner ? Les esclaves seront ensuite qualifiés d’indolents, tout comme les colonisés : en ne tenant pas les cadences imposées, ce n’est pas seulement leur temps qu’ils gaspillent, c’est aussi celui de leurs maîtres. Et lorsque ces derniers se lanceront dans la grande aventure de l’industrialisation, aboutissant à une chronométrisation poussée des sociétés, ils n’hésiteront pas à décrire les ouvriers comme lambins ou fainéants… « Guerre à la flânerie systématique de l’ouvrier » (1911) déclarera ainsi Frederick Taylor, l’inventeur du taylorisme, pour justifier son organisation scientifique du travail.

Nouvel impératif de civilisation

S’emparant de la question de l’inattention au travail, source de nombreux accidents, le psychologue et professeur au Collège de France, Théodule Ribot, la décrira comme une « inadaptation aux conditions d’une vie sociale supérieure » (1889). Car les nouvelles procédures de travail supposent d’adapter le corps et l’esprit des travailleurs à de nouveaux gestes et de nouveaux rythmes – et malheur à ceux qui ne pourront se plier à ce nouvel impératif de civilisation ! Il en va de même pour la fatigue au travail, qui préoccupe les médecins dès le milieu du XIXe siècle.

La plupart du temps, elle est perçue comme le symptôme d’une maladie de l’énergie, à savoir une incapacité à intérioriser une discipline de travail. Alors que triomphe l’idéologie du progrès, cette forme de résistance de l’organique contre l’inorganique est inadmissible. Filippo Marinetti, le chantre du futurisme, ne s’embarrassera pas de précautions, lorsqu’il dénoncera, dans un manifeste publié en 1916, « un nouveau Mal : la lenteur », avant de considérer que « la morale futuriste sauvera l’homme de la décomposition déterminée par la lenteur ».

Cette clé de voûte d’essence rythmique soutient aujourd’hui encore l’architecture de nos sociétés. En témoigne le sort réservé à cet agent de propreté licencié suite à la diffusion d’une photo le montrant en train de faire la sieste, à même la rue, durant sa pause en janvier dernier. Car cette image résonne, dans l’imaginaire occidental, comme un lointain écho à l’iconographie médiévale du pays de Cocagne, image matricielle du refus du travail, où des hommes allongés attendent mollement que les mets tombent tout cuits du ciel. Postée sur les réseaux sociaux, la photo était accompagnée de ce commentaire : « Voilà à quoi servent les impôts des Parisiens à payer les agents de propreté à roupiller. » Le verbe roupiller, un verbe intransitif (donc d’inaction), fait justement écho à cet imaginaire : il désigne comme inefficace le roupilleur, l’homme endormi.

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Son étymologie renvoie à la roupille, une sorte de manteau ample (dans le monde espagnol) dans lequel on s’emmitouflait pour sommeiller, et dont l’origine gothique (raupa) signifie « chiffon, guenilles ». Autrement dit, celui qui roupille ne peut être qu’un gueux ! Cet homme surpris en train de ne rien faire ne pouvait donc être qu’un fainéant. Son attitude étant alors perçue comme une menace à l’équilibre d’ensemble de la société. Et l’obsession de l’efficacité continue : « Comment motiver un fainéant au bureau ? » s’interroge récemment la page Décideurs du « Figaro », avant de livrer les recettes de quatre coachs pour « “réveiller” un collaborateur qui ne fait rien ».

Effet de loupe

C’était il y a quelques semaines, c’était avant le confinement généralisé, c’était avant le grand accident de l’accélération. Nous faisons depuis l’expérience d’un temps de vie au ralenti – n’est-ce pas le moment de nous interroger sur les conséquences funestes de ce rythme unique, qui domine notre quête de modernité depuis des siècles ? La langue allemande utilise une métaphore pour évoquer le ralenti – zeitlupe – qui signifie « effet de loupe ».

C’est bien un effet de loupe sur le temps que nous offre ce moment, un temps qui se spatialise, mais aussi s’étire et reprend de son élasticité au fur et à mesure de notre confinement. Ce corps-à-corps avec le temps est une invitation à réfléchir à notre façon d’habiter, car nous avons oublié comment habiter le temps, sensible à ses variations, et comment habiter l’espace, de la maison à la planète, dans le respect de la variété des rythmes et temporalités des mondes vivants.

Cela fait pourtant longtemps que des penseurs nous invitent, dans le sillage de Nietzsche, à nous demander « à quoi donc tend notre monde moderne : à l’épuisement ou à l’essor ? ». C’est tout une littérature qui mérite, en ce temps de grand ralentissement, d’être méditée. Citons ainsi Robert-Louis Stevenson avec son « Apologie des oisifs » (1877), pour qui l’oisiveté loin doit consister « à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante. » Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, lui emboîte le pas et lance une invitation avec son « Droit à la paresse » (1880) : « Paressons en toute chose, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant. » Dans une société obsédée par l’efficacité, ils élèvent ainsi la rupture de rythme au rang d’arme de résistance, à l’exemple de Rimbaud, qui se présente comme « plus oisif que le crapaud », et pour qui la paresse s’inscrit dans une forme de rapport sauvage à la culture bourgeoise.

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Leurs propos font écho à des formes tout aussi intempestives de réactions ouvrières, comme celle consistant à jeter ses sabots dans la machine pour en arrêter le rythme infernal (cela donnera naissance à l’idée du sabotage – qui vient donc de « sabot »), ou encore à fêter la « saint-lundi », institution présente dans toute l’Europe au XIXème siècle, consistant à étendre au lundi le repos du dimanche. Citons aussi le cas des dockers écossais qui, en 1889, au sortir d’une grève longue et infructueuse pour demander une augmentation, ont appelé à travailler mal et lentement. Cette subversion, appelée « Go Canny ! », se révéla redoutablement efficace !

Un monde saturé

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à contre-courant de la relance économique qui remet au centre du jeu social l’énergie d’entreprendre, Gaston Bachelard développe une philosophie du repos, puisque « le repos est une vibration heureuse ». Dans son sillage, mais un demi-siècle plus tard, Thierry Paquot fait de « l’art de la sieste » un plaidoyer pour une maîtrise d’un temps à soi, tandis qu’André Gorz en appelle à une « révolution du temps choisi ». Quant à Pierre Sansot, c’est sous l’invocation de Pascal qu’il se place (« tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre »), pour faire de la lenteur « la dernière des valeurs archaïques (…) pour éprouver les délices de l’existence épaisse ».

Ce à quoi ce temps de grand ralentissement nous confronte, c’est à l’ouverture d’un intervalle dont nous avions perdu la conscience, tant s’est émoussée notre sensibilité temporelle dans un monde saturé de flux sonores et visuels. Les Grecs utilisaient un même mot pour signifier ce qui sépare deux événements, deux objets, deux notes : diasthème. Or cette « capacité diasthémique » (selon la formule heureuse du critique d’art italien Gillo Dorflés) est nécessaire pour revitaliser une pensée critique et créatrice et demeurer « béant après les choses futures » (Montaigne).

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En confinement du virus de la promptitude, qui s’est diffusé depuis le début des Temps modernes comme mesure quasi-exclusive de l’efficacité sociale, il est temps d’en finir avec lui ! Peut-être alors que les lents seront considérés comme participants de la construction de nos sociétés modernes. Peut-être alors qu’un nouveau chapitre de l’histoire de l’humanité pourra s’ouvrir.

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Laurent Vidal est professeur en histoire à l’université de La Rochelle et directeur de recherche à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique Latine (Université de Paris III). Il est également directeur adjoint du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique.

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